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J'ai dansé sur les flots
16 décembre 2011

Le rêve d'un arbre

Bientôt, une nouvelle année commencera. L'hiver, puis le printemps...Noirmoutier 2010 214 Les promeneurs retrouveront le chemin de la forêt, les paniers de pique-nique vont venir se poser sous mon ombre, la lumière chaude du soleil va briller plus longtemps et illuminer le sous-bois…

Encore une année s’est écoulée…

Depuis combien de temps suis-je là, à regarder passer les saisons, à voir filer les modes qui m’amènent des promeneurs tantôt en sandales, tantôt en épaisses chaussures de randonnée ?

Maintenant, les enfants qui venaient jouer sous mes branches ont grandi, ils ne bâtissent plus de cabane sous ma protection…Maintenant ils ont eux-mêmes des enfants…

Il me semble que je les ai accompagnés tout au long de leurs vies. Leurs mères venaient les allonger sous mon ombre, blottis dans de chaudes couvertures. Certains se sont tenus contre moi pour apprendre à marcher, et je me souviens de leurs pas vacillants, de leurs petites mains cramponnées à mon écorce…

Plus tard, ils entrelaçaient mes aiguilles, hissant d’improbables écharpes…A l’âge où l’audace est sans borne, ils entreprenaient de m’escalader, pensant peut-être atteindre les nuages, mais n’y parvenant jamais. Puis ils devenaient bâtisseurs, regroupaient des feuillages et les liaient à mes branches pour se construire des maisonnettes capables d’abriter leurs rêves. Je jouais avec eux, me faisant, tour à tour, mât glorieux d’un bateau pirate, sommet escarpé de la plus haute montagne, unique jambe d’un géant difforme qu’ils devaient combattre, forteresse luttant contre les assauts des envahisseurs…Notre imagination était sans limite, et tandis qu’ils racontaient une histoire, je faisais grincer mes branches ou murmurer mes aiguilles.

Les années passaient et un jour, sans crier gare, ils venaient me présenter une beauté aux cheveux longs, un bouquet de fleurs à la main. Ils grimpaient dans la cabane devenue minuscule, et j’enveloppais leur étreinte d’un silence protecteur ;

                Aujourd’hui, ils reviennent, ils apprennent à leurs enfants à construire des cabanes et ils leur expliquent qu’il ne faut pas grimper trop haut, que c’est dangereux. Eux qui autrefois ne connaissaient que cette inextinguible soif de grimper sur la branche au-dessus !

Combien de générations sont ainsi passées sous mon ombre ? Combien d’hommes se sont arrêtés, depuis le jour où, minuscule branche, je suis sorti de terre, plus fragile et vulnérable qu’une pâquerette ?

Mais aujourd’hui, je me sens un peu vieux. Je me suis lassé de porter ces rêves. Et moi ? Qui donc se soucie de mes rêves ? Moi qui ne suis qu’un pin au milieu d’une petite forêt, qui donc se soucie de moi ? Et tous ces gens que je vois passer, que me disent-ils du monde, de ce qu’il y a, ailleurs ? Il ne m’en parvient que des échos déformés par leurs lointains fantasmes…

                Peut-être cette vie d’autrefois aurait pu continuer à me satisfaire…Peut-être, si…

Sans cet oiseau…Ce qu’il m’a révélé me bouleverse encore…

C’est ça, le problème des hommes…Ils passent et ne me racontent que leurs histoires d’êtres humains. Ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, ces humains pourtant pourvus de jambes. La nature leur a donné le don de se déplacer à la surface de la terre…A moi, enraciné au plus profond du sol, elle a donné le don de regarder au loin…

                Jusqu’à ce jour où l’oiseau est venu, je ne regardais  pas si loin…Je me contentais de peu…A part les Hommes, j’avais bien d’autres visites : des fourmis besogneuses gravissaient mon écorce, me parlaient d’hiver prochain et de réserves à faire, du temps qui serait de l’argent et de l’été qui ne serait pas fait pour danser…Je les ai toujours trouvées trop raisonnables, ces fourmis…Empêtrées dans des réalités économiques à ras de terre…Ce que j’aimais, chez les fourmis, c’était leur forteresse ambitieuse formant des petits dômes dans les sous-bois !

Je voyais aussi quelques écureuils insouciants venus folâtrer au-delà des noisetiers, jouant comme des enfants, à celui qui irait le plus haut, m’offrant un spectacle époustouflant de voltigeurs sensationnels. Ils ne me racontaient pas grand-chose, les écureuils…

La forêt de noisetiers n’est pas bien loin, et les soirs de grand vent, nous échangions quelques nouvelles. Les écureuils n’avaient pas besoin de parler : leur vue me ravissait, c’était déjà beaucoup.

Je voyais encore d’autres animaux gourmands, repartant les lèvres pleines de sucre, des animaux peureux venant se tapir au creux de mes branches…

Mais des oiseaux comme celui qui est venu ce jour-là, je n’en avais jamais vu, de toute mon existence d’arbre. Je n’étais pas sur son chemin habituel, une bourrasque imprévue l’avait détourné, et une curiosité nouvelle l’avait saisi. C’est vers moi qu’il s’arrêta. Sur la cime fière et solide de mon tronc. C’est moi qu’il choisit parmi tous les autres arbres de la forêt. La puissance de mes branches le réconforta. Je l’avais vu venir de loin, cet oiseau magnifique, planant comme un seigneur au milieu des nuages. J’avais deviné, au loin, comme un point minuscule au milieu de l’océan, puis j’avais vu se rapprocher sa longue silhouette aérienne. Au fur et à mesure qu’il venait à moi, j’avais vu se dessiner sur l’horizon son bec orange, ses grandes ailes déployées, tout son corps épousant l’air, s’y glissant, s’y fondant pour ne plus faire qu’un…

Il m’a tout de suite fait envie. Comme un appel. Je me suis redressé, je me suis fait accueillant et solide. Quelle fierté quand il est venu jusqu’à moi !

Toute la nuit, il m’a parlé. Je me suis laissé bercer par les rêves qu’il portait  sur ses plumes, par le parfum d’immensité qui l’accompagnait. Il m’a raconté qu’ailleurs, loin, très loin, bien plus loin que mon regard ne pouvait porter, existait un pays où tout n’est que forêt. Où chaque arbre abrite un monde entre ses branches. Où chaque parcelle de terre porte un foisonnement de vie, où tout n’est qu’un inoubliable festival de couleurs et de lumière…Où les arbres sont bien plus hauts qu’ici, plus forts, plus solides. Où le vent, soufflant entre les aiguilles, entonne une inoubliable mélodie, un hymne à la liberté et à la vie…

Il m’a raconté que celui qui entendait cet hymne changeait à jamais de regard, qu’un peu du bleu du ciel descendait dans ses yeux. C’est un pays sans frontière, sans limites, sans barrière…Aussi loin que porte le regard, ce n’est toujours que splendeur, émerveillement…

Il m’a raconté ces journées de plusieurs semaines, où le soleil ne se couche jamais tout à fait, où sa lumière donne des teintes fauves au paysage. Il m’a raconté ces sous-bois enflammés de mille couleurs, ces baies écarlates et ces buissons pourpres. Il m’a raconté encore ces canopées chantantes, s’élançant à la conquête des nuages et les frôlant presque, ces campagnols jaillissant parmi les myrtilles, ces hermines à la douce fourrure, ces oiseaux rieurs…

Toute la nuit, sa voix vibrait et m’ensorcelait. Je croyais voir, au loin, ces forêts sans fin que je n’aurais jamais imaginées et ces cieux flamboyants embrasant l’horizon.

                Au matin, tout s’est arrêté. Il m’a laissé là, livide et rêveur, et il est reparti pour son long voyage, retrouvant ses compagnons. Plus jamais rien ne fut pareil. C’est là que j’ai commencé à me désintéresser des hommes. D’abord, j’ai voulu grandir, pour dépasser les autres arbres, pour que mon regard porte plus loin. C’est ainsi que je suis devenu le pin le plus haut de la forêt. Les enfants m’admiraient davantage, mais ça ne comptait plus…Les oiseaux venaient plus souvent se poser sur moi, mais aucun ne venait de si loin, aucun n’était capable de me parler des immenses forêts du Nord…Je suis resté à attendre, mes rêves alourdissant mes branches…Que c’est long, une vie d’arbre envahie par la peine !

                Comme j’avais grandi, je voyais plus de choses qu’autrefois…J’aperçus les hommes en train de couper des arbres, sur le flanc de la colline voisine. Puis je les vis assembler des poutres en charpente, et construire des maisons. Je vis des arbres partir en fumée dans un incendie ravageur, je compris aussi que l’Homme nous brûlait pour adoucir la rigueur de l’hiver, se pelotonnant auprès de sa cheminée. Ce qui m’intrigua davantage, ce fut lorsque je vis des arbres, empilés sur une lourde remorque, partir au loin…Je ne comprenais pas où. Et il ne fallait pas compter sur ma taille. J’étais peut-être devenu le plus haut pin de la forêt, mais mon territoire d’observation restait limité…Je dus m’en remettre aux oiseaux. Ils firent leur travail d’observateurs et de messagers avec un zèle sans limite. Ils suivirent les convois jusqu’à leur terme, ils restèrent sur place pour comprendre, puis ils revinrent m’expliquer…Comme j’aurais aimé pouvoir troquer ma silhouette massive contre leurs corps effilés, mes branches lourdes d’aiguilles contre leurs plumes, mes profondes racines contre leurs pattes menues ! Quelle chance ils avaient, eux si petits, de pouvoir aller si loin !

                À leur retour, ils me racontèrent que là-bas, au-delà des collines et des montagnes, s’étendait une immense plaine d’eau, infinie et bleue. Comme je ne comprenais pas bien, ils me dirent que c’était comme un lac de chez nous, mais immense, tellement immense qu’on ne pouvait voir la fin. Cela s’appelait l’océan. Le vent prenait son élan à la surface de l’eau, s’enlaçait avec elle et de cette étreinte naissaient de gigantesques rouleaux bruyants. L’homme avait trouvé le moyen de marcher sur cette eau : c’est pour cela qu’il lui fallait des arbres. Pour construire des bateaux et partir sur l’océan.

                J’écoutais les histoires, et je pensais aux grandes forêts du Nord…Plus j’y pensais, et plus il me semblait m’enraciner profondément, sentinelle immuable de cette forêt…

Maintenant, les années ont passé, je suis un vieil arbre…Je pense à ma fin…Quelle fin serait digne d’un vieil arbre rêveur ?

Je ne veux pas servir à construire des meubles ou des maisons. Je suis déjà resté trop longtemps immobile, je voudrais m’éloigner, et ne pas être noyé dans le béton. Servir à construire un bateau ? Mais si je reste tapi dans la cale, à quoi bon ? Je ne verrai rien…Si encore je sers à construire un mât puissant, et que je pars à l’assaut de l’immensité, à la rencontre des vagues, pourquoi pas…Mais rien ne me dit que j’atteindrai un jour les grandes forêts du Nord !

Non. Ce que je voudrais, vraiment, c’est partir en fumée…Me consumer dans un embrasement rougeoyant, crépiter intensément, et laisser filer mon âme haut dans le ciel…

Devenu plus léger encore qu’un oiseau, je m’envolerai alors vers ces grandes forêts du Nord, je me blottirai au creux des épicéas, je me promènerai parmi les myrtilles…Et je raconterai partout mon histoire, aux campagnols, aux renards, aux hermines, aux rennes et aux oiseaux, pour qu’ils aillent porter l’espoir dans le cœur des rêveurs et des impatients…

 

 

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