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J'ai dansé sur les flots
9 février 2013

Courrier du soir

Dans une pochette transparente, une photocopie parfaite de ses états de service. Une feuille couverte d’écritures, minuscules, penchées élégamment vers la droite, une écriture d’autrefois, une écriture administrative qui ne laisse rien au hasard, rien à la page blanche. Chaque millimètre de cette feuille est utilisé, on a enchainé les phrases sans aller à la ligne, sans faire de paragraphe, sans rien perdre de ce précieux papier. Pas même des phrases, la plupart du temps. Des dates, des abréviations, pas de sujet, des noms de lieux qui se succèdent. A travers ces lignes minuscules, mon regard se perd, s’accroche ici ou là à un nom connu, Nancy, Dakar, Bamako, Toulouse. Des noms qui dessinent pour moi l’étrange géographie du souvenir. A petits pas, je l’apprivoise. Je jette des ponts entre moi et le passé, entre ici et là-bas, entre aujourd’hui et hier. Je guette, entre les lignes, les traits d’un visage qui peu à peu se dessine, les contours ne sont pas encore très précis. Je me souviens de vieilles photographies, de cette haute et fière silhouette qui m’a toujours fait penser à Albert Camus, sans pourtant pouvoir dire qu’il y a une vraie ressemblance. Cette haute silhouette, vêtue d’un manteau comme on en portait dans les années 50, inclinée légèrement pour enlacer une jeune femme brune au sourire mélancolique. Peut-être est-ce moi, d’ailleurs, qui trouve que ce sourire est mélancolique. Moi, aujourd’hui, qui connais l’histoire, et qui imagine qu’il y a un peu de mélancolie, alors que non, peut-être n’est-ce que de la joie, la joie grave qu’on éprouve quand on sait que cet homme qui nous tient par le bras, on l’aimera jusqu’au bout, jusqu’à la nuit profonde et infinie de la mort. Je me souviens de ces photos d’identité, ce visage aux traits fins, aux pommettes hautes, au regard droit et sûr. Et cette autre photographie, dans la cour d’une école militaire, montrant quatre jeunes hommes en tenue sombre, groupés, amusés sans doute par cette idée de prendre en photo leurs enfantillages, amusés que cette fin d’après-midi reste là, immortalisée sur le papier brillant, entre deux éclats de rire, deux mondes à construire… Quatre jeunes hommes suspendus à un fil, à cet âge hésitant qui laisse encore quelques traits de l’enfance, et qui déjà dessine un visage d’homme…  La guerre n’était pas loin alors, savaient-ils qu’ils auraient un rôle à jouer ? Pressentaient-ils qu’il faudrait être fort et dur, qu’il faudrait croire en l’impossible et n’avoir peur de rien ? Pressentait-il tout le chemin qu’il lui faudrait faire, ces frontières à traverser, cette mer à survoler, ce pays sauvage à parcourir ? Imaginait-il que les douleurs les plus aigües, peut-être, ne viendraient pas du monde hurlant sa colère, mais de ses ténébreux espaces intimes ?

J’aurais aimé le connaître alors… A quoi rêvait-il ? Vers où ses yeux se tournaient-ils ? Dans le regard du vieil homme que j’ai connu, restait-il encore quelque chose de ce jeune homme aventureux ? Se souvenait-il comme son cœur battait vite, alors ? Quelquefois, assise en face de lui, buvant à petites gorgées un éternel Orangina qui gardera définitivement pour moi le goût de ces moments-là, je l’écoutais me raconter l’Afrique, son Afrique, son épopée à lui, des histoires de fleuve sombre, d’attente fiévreuse, de fournaises inquiétantes. Aujourd’hui, je voudrais me souvenir précisément de ses mots, de ses aventures, je voudrais être celle qui, de l’avoir tant écouté, pourrait le raconter, l’écrire. Je fouille ma mémoire, je retrouve le goût de l’Orangina, le parfum de la salle à manger, la lumière du soir qui tombe derrière la grande fenêtre. Je retrouve des bribes d’histoires, des collections de timbres et des pièces anciennes. Mais ses mots, ses détours sur le globe terrestre, se trouvent entremêlés à d’autres mots, d’autres histoires, sans que je puisse distinguer ces voix enlacées. Des romans de Saint-Exupéry, Romain Gary, un roman aussi de Maxence Fermine. Des voix qui dessinent les contours de mes mondes imaginaires, des voix vibrantes et nostalgiques, des voix qui se déroulent, chatoyantes et lumineuses, comme les soies les plus douces, comme les fleuves les plus sinueux. Et si c’était cela que je venais chercher, dans mes rares visites, assise face à lui, tandis que son regard lourd se perdait dans un lointain passé où tout était encore à espérer ? Et si c’était cela, finalement, qu’il m’avait transmis ?

Qu’ai-je connu de lui ? Que m’a-t-il laissé voir ? Qu’a-t-il connu de moi ? La petite fille, oui, sans doute, l’enfant qui jouait sur la table de la salle à manger, qui n’aimait pas les informations à la télé, qui semait un peu le désordre et qui aimait les histoires ? Mais la jeune femme, l’adulte ? Qu’en a-t-il connu ? Que lui ai-je laissé voir ? A-t-il su comme j’aimais voguer vers son Afrique, au son de sa voix ? A-t-il su comme j’aimais ses histoires, comme j’aimais son histoire, comme j’essayais souvent de le mener vers ses continents inexplorés, maladroite et hésitante, sur la pointe des mots, comme j’aurais marché sur la pointe des pieds, sans faire de bruit ? Qu’ai-je su de ce que je pouvais être pour lui ? Qu’a-t-il voulu me laisser comprendre, que je n’ai pas compris ? A-t-il parfois laissé la porte ouverte, sans que je le voie, sans que je me faufile prés de lui ? Se peut-il qu’il ait espéré, attendu, souhaité de moi un geste, une parole ? Qu’ai-je craint auprès de lui ?

Assise face à lui, il me semblait que sur mes épaules, pesait ce poids insurmontable de là d’où je venais. Jamais je n’ai pu tenir éloignée, devant lui, cette présence pesante et désordonnée de ma mère. Jamais je n’ai pu être moi-même face à lui, moi-même sans penser à ma mère, à sa fille, à ce lien douloureux et gênant qui créait entre nous un espace sombre et silencieux. Jamais je ne me suis sentie regardée pour moi, jamais il ne m’a semblé que c’est ma voix qu’il écoutait. Je me sentais la messagère qui apportait avec elle le poids de son sang, celle dans la voix de laquelle parlait une autre voix, amère et dure, douloureuse et injuste, celle dont les yeux laissaient voir un autre regard, orageux et chaotique, perdu et désespéré. Je n’ai jamais cessé, face à lui, d’être la fille de ma mère, la fille de la Scandaleuse, de la Tumultueuse, cette fille incompréhensible et éternellement incomprise. Toujours, je souhaitais la tenir à l’écart, je me promettais, en poussant le portail noir, en descendant l’allée, de ne pas en parler, de ne pas même penser à elle, pour qu’elle nous laisse un peu entre nous. Toujours, pourtant, elle était là. Toujours pesait ce poids… Si lourdement que mes visites se faisaient plus espacées, plus distantes, si lourdement que je me faisais toujours plus fuyante et énigmatique, si lourdement que je ne savais que raconter de moi, taisant les mille petites choses de ma vie qui m’auraient donné face à lui un peu plus d’épaisseur, qui auraient fait sans doute que je devienne un peu plus moi-même, un peu moins elle…

Face à lui me revenaient ses mots à elle, ses histoires douloureuses remontant de l’enfance, ses fantômes, ses espoirs déçus, ses illusions… Ses mots à elle me peignaient un homme que je craignais un peu, que je ne reconnaissais pas vraiment mais qui toujours s’interposait entre lui et moi. Ce père qu’elle m’avait décrit, au cœur de ses cauchemars, n’a jamais vraiment disparu devant l’homme que j’avais devant moi.

Aujourd’hui, c’est l’homme des photos que je voudrais avoir rencontré, le jeune homme mince et fier dans la cour d’une école militaire, le jeune homme voguant vers une Afrique sauvage et indomptée, le jeune homme adossé à un avion dont le nom m’échappe,  l’homme sûr de lui tenant ma grand-mère par la taille… …  Aujourd’hui, c’est cet homme-là que je me plais à imaginer, cherchant dans son regard quels rêves l’habitaient alors. C’est l’homme ouvrant pour moi sa bibliothèque intérieure dont je me souviens, me lisant quelques vers d’une fable de La Fontaine, retrouvant un vieux manuel de littérature, me confiant un recueil de Victor Hugo entre les pages duquel une photo est glissée, me laissant emporter avec moi quelques pans de souvenirs…

 

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